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Copie.

St. Pétersbourg le 11 Février/30 Janvier 1837.

Monsieur le Baron,

Un évènement déplorable arrivé dans ma famille m’oblige à recourir à une lettre particulière pour en faire connaître les détails à V. E. Toute funeste qu’ait été l’issue, je me trouvais dans l’impossibilité d’agir autrement que je ne l’ai fait, et j’espère faire partager cette conviction à V. E. par le simple exposé de ce qui s’est passé.

Vous savez, M-r le Baron, que j’ai adopté un jeune homme qui déjà depuis plusieurs années demeurait avec moi et qui maintenant porte mon nom. Il y a un an à peu près que mon fils adoptif distingua dans le monde une jeune et belle dame Mme Pouchkin, femme du poète de ce nom. Je puis affirmer sur l’honneur que cette inclination n’a jamais degénéré en liaison criminelle; toute la société de St. Pétersbourg en est également convaincue et Mr Pouchkin lui même a fini par le déclarer formellement par écrit et devant de nombreux témoins. Descendant d’un nègre africain, favori de Pierre le Grand, m-r P. en a conservé le caractère ombrageux et vindicatif.

D’odieuses lettres anonymes qui lui ont été adressées il y a environ quatre mois ont éveillé toute sa jalousie et l’ont déterminé

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à envoyer à mon fils un cartel qui a été accepté sans explications.

Cependant, des amis communs sont intervenus. Et sentant bien qu’un duel avec m-r P. perdait son épouse de réputation et compromettait l’existence de ses enfants, mon fils a cru pouvoir obéir à ses sentiments particuliers et me demander mon consentement à son mariage avec la soeur de m-me P., jeune et jolie personne demeurant dans la maison des époux. Ce mariage très convenable sous le rapport des relations sociales, puisque la jeune personne est alliée aux premières familles de ce pays, arrangeait tout; la réputation de m-me Pouchkin restait intacte, le mari, détrompé sur le motif des assiduités de mon fils, n’avait plus aucune raison de se croire offensé (je le répéte sur l’honneur et sous la foi du serment; il ne l’a jamais été) la rencontre devenait donc sans but. En conséquence j’ai cru devoir donner mon consentement à cette union. Mais mon fils, homme d’honneur et de coeur, bien qu’il eût mon aveu, n’a voulu faire la demande de la main de la jeune personne qu’après le duel. Les seconds avaient été nommés de part et d’autre, lorsque m-r P. leur adressa une lettre par laquelle il leur déclarait qu’informé par la voie publique des intentions de mon fils, il n’avait plus aucun motif de le provoquer, qu’il le considérait comme un homme de coeur et qu’il rétractait son défi, en priant m-r de Heekeren de lui rendre sa parole, autorisant en outre les seconds à faire de sa lettre l’usage qu’il jugeraient convenable.

Cette aifaire étant ainsi complétement arrangée et comme il convient entre gens d’honneur, j’ai demandé pour mon fils la main de m-lle de Gontscharoff qui m’a été accordée pour lui.

Deux mois après le 22/10 Janvier le mariage a été célébré dans les deux églises en présence de toute la famille. Le C-te et la C-tesse Grégoire Stroganoff, oncle et tante directs de la jeune personne, lui ont servi de père et de mère, et, de mon côté, la comtesse Nesselrode a représenté la mère. Le prince et la princesse de Butera étaient les témoins.

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Depuis cette époque, le bonheur domestique le plus complet régnait dans notre intérieur, nous vivions environnés de l’affection et de l’estime de toute la société qui s’empressait de nous en donner des preuves reitérées. Seulement, nous évitions avec soin tout rapport avec la maison de m-r P. dont le caractère sombre et vindicatif nous était bien connu. De part et d’autre on se bornait à se saluer.

Est-ce au démon de l’envie, est-ce à un sentiment de jalousie inexplicable pour tout le monde comme pour moi même, est-ce enfin à quelque autre motif inconnu qu’il faut attribuer ce qui advint ensuite? Je l’ignore, mais mardi dernier (c’est aujourd’hui samedi) au moment d’aller diner chez le c-te Stroganoff et sans que rien au monde ait pu y donner lieu, je reçois une lettre de m-r P. Ma plume se refuse à retracer ici les dégoutantes injures que contient cette infâme lettre.

Je suis prêt, cependant, à en transmettre une copie a V. E. si elle l’exigeait, mais qu’Elle me permette aujourd’hui de me borner à lui dire que les épithètes les plus odieuses y sont adressées à mon fils, que la réputation de sa vertueuse mère, morte depuis longtemps, y est foulée aux pieds, que mon honneur et ma conduite y sont calomniés de la manière la plus infâme.

Que me restait-il à faire? Provoquer moi-même l’auteur de cet écrit? D’abord le caractère public dont le Roi a daigné me revêtir me le défendait; ensuite, cela ne terminait rien. Vainqueur, je déshonorais mon fils car la malveillance aurait répandu, partout, que je m’étais présenté parce que déjà une première fois j’avais été obligé d’arranger une affaire dans laquelle mon fils avait manqué de coeur; victime, mon fils m’aurait infailliblement vengé et sa femme restait sans appui. Cependant je ne voulus pas obéir à mon opinion seule et je consultai de suite le c-te Stroganoff mon ami, son avis étant conforme au mien, je communiquai la lettre à mon fils et un cartel fut adressé à m-r P. La rencontre a eu lieu le lendemain mercredi dernier. On s’est battu au pistolet. Mon fils a eu le bras traversé de part en part et la balle s’est

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arrétée sur une côte en occasionnant une forte contusion. M-r P. est tombé mortellement atteint, et il a succombé hier dans la journée. Sa mort étant inévitable, l’Empereur l’a fait exhorter à mourir en chrétien et lui a envoyé son pardon, lui promettant d’avoir soin de sa femme et de ses enfants.

J’ignore encore ce qui adviendra pour mon fils. Je sais seulement que l’Empereur en annonçant cette fatale nouvelle à l’Impératrice, a convenu que le baron de H. n’avait pas pu agir autrement qu’il ne l’a fait. Sa femme est dans un état à inspirer la plus vive compassion. Je ne parle pas de moi-même.

Tel est, m-r le Bn, le rapide exposé de ce funeste évènement. J’aurai sans doute à transmettre par la poste prochaine à V. E. de nouveaux renseignements qui achèveront d’éclaircir votre conscience si vous jugez à propos de mettre sous les yeux de S. M. cette relation aussi exacte qu’impartiale.

Si quelque chose peut apporter un soulagement à mon chagrin, ce sont les marques d’intérêt que je reçois de toute la société de St. Pétersbourg. Le jour même de la catastrophe le c-te et la c-tesse de Nesselrode ainsi que le c-te et la c-tesse Stroganoff n’ont quitté ma maison qu’à une heure du matin.

J’ai l’honneur etc...

signé B. de Heeckeren.