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Черновикъ.

La mort de Pouschkin n’aurait du me laisser que de profonds et pénibles regrets. Je perdais en lui un ami. Nous tous perdions notre plus belle gloire littéraire, une des ces sommités intellectuelles de l’époque que tout homme véritablement dévoué à son pays cite avec amour et orgueil au respect des étrangers. Je pleurais cette mort non seulement comme un chagrin intime, mais aussi comme une calamité publique. Au moment où je m’y attendais le moins, cette douleur, si juste, si naturelle, a été traversée, flétrie, envenimée par des désagrémens d’une toute autre nature. Les atteintes portées à mon honneur, atteintes qu’en d’autres circonstances j’aurais peut-être supportées avec résignation (tant je suis rompu aux traits de la malveillance et de la calomnie la plus absurde) avaient dans les circonstances présentes quelque chose de si odieux, de si contraire à tout ce que je ressentais et j’éprouvais que j’en ai dû être profondément indigné et révolté. C’est le cri de mon indignation que je révèle ici. Je commence par déclarer sur ma conscience et devant Dieu, si le jugement des hommes me fait défaut, que toutes les arrière-pensées, toutes les intentions qui m’ont été imputées, tous les faits et propos qui m’ont été prêtés à cette occasion, sont faux, de la plus insigne fausseté. Dans ces jours de douleur mortelle pour moi, où je veillais Pouschkin mourant et plus tard le cercueil où il fut déposé, aucun autre sentiment n’est venu me distraire, pour un instant, de mon affliction que celui de l’admiration et de la reconnaissance pour les belles et sublimes inspirations de l’Empereur, qui a adouci la cruelle agonie de Pouschkin et a consolidé le bien-être et l’avenir de sa famille. J’ai été témoin de la profonde impression qu’a faite sur lui le message de l’Empereur, qui a été positivement l’ange consolateur de ses derniers moments. Son attachement pour sa femme et sa reconnaissance pour le Souverain ont été les derniers sentiments qui ayent fait battre ce coeur brisé et s’éteignant dans les souffrances. Comme ami de Pouschkin, pouvais-je ne pas sympathiser de

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toutes les puissances de mon âme avec celui, qui d’un mouvement spontané, n’écoutant que les généreuses inspirations de son coeur, s’était empressé de lui adresser sur son lit de mort des paroles de paix, de pardon, de consolation, de charité chrétienne, qui, plein d’une touchante anxiété, veillait aussi de son côté et attendait pendant la nuit le retour du médecin pour connaître le résultat de son message! Comme Russe, comme homme de lettres, pouvais-je ne pas apprécier et bénir du fond de l’âme l’auguste hommage que le Souverain rendait au talent dans la personne de Pouschkin! Etait-ce à moi à oublier que c’était le second lit de mort d’un homme de lettres et cher à mon coeur que l’Empereur honorait de sa douleur et sur lequel se réfléchissait avec tant d’éclat et de munificence l’auréole sacrée de sa puissance souveraine et nationale? Toutes mes sympathies les plus intimes se fondaient avec amour et reconnaissance avec la sympathie que venait d’exprimer l’Empereur. Cette manifestation du Souverain pouvait déplaire à ceux qui n’aimaient pas Pouschkin et étaient incapables d’apprécier son talent. Elle pouvait contrarier les intérêts d’une certaine coterie, qui fait bande à part dans la nation et devait être jalouse des témoignages d’estime que le Souverain décernait du haut de son trône, non au rang, mais au talent, non à l’homme qui avait brigué la faveur, mais l’avait obtenu de celui à qui aucune gloire nationale n’est étrangère: car elles se réfléchissent toutes en lui et prospèrent à l’ombre de sa protection. De ma part, il y aurait eu démence ou scéleratesse à nourrir quelque ressentiment hostile au pouvoir, si j’en eusse même été susceptible, au moment où ce pouvoir se révèlait à moi et à la Russie entière dans toute la pureté de sa splendeur et de sa magnanimité. Je puis citer à l’appui de ce que j’avance des lettres que j’ai écrites sous l’inspiration du moment et qui font foi de mes convictions. Il s’est trouvé cependant des gens qui m’ont prêté cette démence et cette scéleratesse.

Récapitulons les faits; ils se réfuteront d’eux-mêmes.

On a dit qu’on voulait à l’occasion de la mort de Pouschkin remuer les passions populaires, lui faire une espèce d’apothéose politique, donner à cet effet une splendeur innaccoutumée à ses funérailles etc. etc. etc.

On a dit que ce n’était pas l’ami et le poête qu’on pleurait en Pouschkin, mais le personnage politique, le libéral, le chef de l’opposition etc. etc. etc.

On a prêté à ses amis des propos hostiles, séditieux etc. etc.

Sans trop de vanité, j’ai lieu de croire qu’on m’a fait les honneurs du premier rôle dans ce drame improvisé, mais cependant fait à loisir. Je vais donc faire un récit de ce qui me regarde personnelement dans

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toute cette affaire. Je n’ai pas assisté aux tous derniers moments de Pouschkin. Des devoirs de service m’appelaient à mon département. Quand je revins, il n’était plus. J’appris alors qu’on n’avait trouvé que 300 roubles à la maison, que le comte Strogonoff, en qualité de parent de m-me Pouschkin, s’était chargé des frais de l’enterrement, avait immédiatement fait venir son homme d’affaires et lui avait donné les ordres nécessaires pour toutes les dispositions à prendre. Mes relations avec le comte ne sont pas de nature à me permettre, même si j’en eusse eu l’envie, d’intervenir le moins du monde dans ces dispositions. De quel droit eus-je pu m’en mêler, et d’ailleurs qu’avais-je à y dire? Si le comte a voulu donner à cet enterrement une certaine splendeur, il est tout naturel, qu’en en faisant les frais, il tint à être généreux et même prodigue. En tout cas, quoiqu’il en soit, je n’y ai pris positivement aucune part, et je ne sache pas, que quelqu’un ait eu la moindre influence directe ou indirecte sur les mesures arrétées par le comte Strogonoff. C’est lui qui donnait l’argent, et l’intention d’en régler et déterminer la dépense pouvait elle entrer dans la tête de tout homme raisonnable? Il est bon d’observer ici que l’interprétation qu’on a voulu donner au choix de la cathédrale d’Isaac pour célébrer la messe de mort, est tout à fait dénuée de fondement et n’a pu être conçue que dans une préoccupation d’esprit toute particulière, qui faisait oublier que les cathédrales de Pétersbourg sont des paroisses, comme toutes les autres églises. La maison qu’habitait Pouschkin relevait de la paroisse d’Isaac, et l’on ne pouvait faire autrement que choisir cette église. On eut fait la même chose pour le dernier des mendiants domiciliés dans le même quartier. Quand le métropolitain, invité par le comte Strogonoff, se refusa à venir assister à la cérémonie funébre, et ce dernier me fit part du mécontentement que ce refus lui causait et qu’il regardait comme illégal, je donnais l’avis de s’adresser au comte Protassoff, qui, en qualité de procureur du S-t Synode, pouvait éclaircir les motifs de ce refus et offrir son intercession pour écarter les obstacles, si la chose était possible. C’est le seul avis, le seul mot que j’aye eu lieu de placer relativement à cette affaire.

Pousckin a été revêtu d’un frac et non de l’uniforme pour être déposé au cercueil. On a voulu y voir l’expression d’une arrière-pensée politique et séditieuse, et c’est à moi qu’on l’a attribuée. J’ai dit plus haut que j’avais été entièrement étranger à toutes les mesures qui ont été prises et j’en ai expliqué les motifs. Pour n’avoir pas l’air de me dédire non seulement d’un fait, mais même d’une idée, j’avouerai franchement que si j’avais été appelé à décider du cas présent, j’aurais opiné pour le frac. Je conçois qu’un grand dignitaire, un administrateur mort à son poste soit

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revêtu de l’uniforme, qui est pour ainsi dire inhèrent au caractère public et officiel que l’homme a porté durant sa vie; mais pour tout autre, pour un homme de lettre par exemple, comme l’était Pouschkin, je trouve cet usage puéril et inconvenant. D’ailleurs il faut l’avouer, Pouschkin n’aimait pas cet uniforme. Et les contrariétés de la vie ne peuvent-elles pas du moins être impunément déposées au seuil du tombeau? Ce que Pouschkin n’aimait pas en cet uniforme ce n’était pas le service de la cour, mais l’uniforme de gentil-homme de la chambre. Malgré mon amitié pour lui, je ne cacherai pas qu’il était vain et mondain. Outre la reconnaissance et le dévouement qu’il portait sincérement à la personne de l’Empereur, il était sensible à la faveur et aux distinctions. La clef de chambellan eut été une distinction qu’il aurait appréciée, mais il lui paraissait inconvenant qu’à son âge, au milieu de sa carrière, on l’eut fait gentil-homme de la chambre à l’instar des adolescents et des débutants dans la société. Voilà toute la vérité sur le fait de ses préventions contre l’uniforme. Ce n’était ni de l’opposition, ni du libéralisme: c’était de la vanité et de la susceptibilité personnelle. En tout cas, je le répète, toutes les dispositions relatives à l’enterrement regardaient la famille, et personne de nous n’avait aucun ordre à donner.

La mort de Pouschkin et l’événement déplorable qui l’a amenée étaient faits pour inspirer un intérêt général. Cette catastrophe parlait à tous les esprits, à ceux des classes supérieurs, comme à ceux de la foule. C’était un événement, un orage qui avait éclaté subitement. Une maladie de quelques semaines aurait probablement épuisé ou attièdi l’intérêt du public. Mais là il n’eut pas le temps de reprendre haleine. On n’a pas voulu faire attention à cette circonstance, et l’on s’est jetté dans un dédale de suppositions. Je ne sache pas que personne aye cherché à remuer les esprits et à exciter la compassion. Quant à moi, je jure devant Dieu que je n’ai dit un mot à qui que ce fut dans ce sens. D’ailleurs le fait était assez éloquent et drammatique par lui-même. On a prétendu que des projets hostiles à l’ordre public avait circulé dans la foule qui venait saluer le corps du défunt, qu’on voulait commettre des excès le jour de l’enterrement, porter le corps en triomphe, assaillir à coups de pierre la maison du baron Heckeeren etc. etc. etc. Je n’ai rien entendu de pareil pendant les trois jours que je suis resté presque constamment dans la maison de Pouschkin. Ce que j’ai entendu et de plus d’une bouche, c’étaient des regrets sur sa mort, suivis immédiatement de bénédictions et d’actions de grâce pour l’Empereur qui avait consolé ses derniers moments. Ces propos me remplissaient d’attendrissement et de satisfaction. J’y voyais l’expression d’un sentiment national et monarchique, car le nom

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de l’Empereur se trouvait mêlé à celui du poête, et c’est l’Empereur qui avait eu l’initiative dans les témoignages de cet intérêt public et si fortement prononcé. Je pensais que l’autorité devait y applaudir. C’était la meilleure réfutation de la lettre de Tschadaeff, qui avait nié en nous l’existence de ce sentiment et avait frappé de stérilité et de mutisme nos coeurs et nos esprits. Pouvait-on croire qu’après avoir sévi avec justice contre une pareille accusation, on irait ensuite s’allarmer et traiter de manifestation hostile et séditieuse l’expression inofensive de cette sympathie toute naturelle pour un grand talent et une mort aussi innatendue et aussi tragique! Mais que faut-il donc entendre par le patriotisme, si on ne le rattache pas à l’admiration que font naître en nous quelques faits mémorables et quelques noms illustres qui consacrent à jamais les pages de l’histoire nationale? Est-ce donc du partiotisme que de vouloir deshériter le pays d’un nom qui appartient à l’époque et à la postérité? Ne sont-ce pas les noms des écrivains célèbres, des grands poêtes, des grands artistes qui survivent aux générations dans le petit nombre des hommes qui ont fait l’honneur au règne auquel ils ont appartenu et au sol qui les a vu naître? Le règne Auguste, le règne de Louis XIV sont des règnes consacrées par l’histoire. Ils le doivent en grande partie à la gloire des écrivains de l’époque. Le nom de Derjavine n’est-il pas un des plus beaux fleurons de la couronne de Catherine la Grande, aussi bien que les noms de Roumiantzoff, de Panin et de tant d’autres qui ont illustré son règne glorieux. Dans un état monarchique comme le nôtre, il n’y a de popularité possible que pour les grands hommes de guerre et les grands écrivains. C’est ce que nos souverains ont toujours compris sympathisant particulièrement avec ces gloires nationales et se les attachant par des bienfaits. Aussi Pouschkin appartiendra-t-il dans l’histoire au règne de l’empereur Nicolas. Elle n’oubliera pas que c’est lui qui l’a rappelé de l’exil, a adopté son talent et l’a protégé de sa main puissante jusqu’à son lit de mort, jusqu’au delà de sa tombe en adoptant sa famille; que c’est lui, qui l’avait choisi pour ériger notre plus beau monument national: l’histoire de Pierre le Grand, et que le poête a dignement répondu à cette haute protection; car c’est au règne de l’Empereur que se rattachent ses plus belles productions qui ont dû le jour à l’assentiment spécial du Souverain. Voilà ce que dira l’histoire, et ce que disaient et pensaient les amis de Pouschkin et la foule qui se mêlait religieusement à leur reconaissance. Malgré cela il s’est trouvé de puériles et odieuses préventions pour dénaturer et flétrir l’expression de ces nobles sentiments. On s’est plu à puiser dans la malveillance, dans les arsenaux des passions étrangères des armes pour calomnier ces sentiments. On a feint de croire que quelques amis de Pouschkin voulaient

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spéculer sur sa mort pour faire un coup de parti, que sais-je, pour donner au profit de leur esprit de désordre une répétition de l’enterrement du général Lamarque! Quel aveuglement! Quelle fausse application des faits, des moeurs, des circonstances d’un autre pays au nôtre! C’était peu de calomnier quelques individus, la calomnie ne s’est pas arrêtée devant l’inconvenance de donner aux étrangers qui résident à Pétersbourg, et à l’Europe entière par leur organe, une idée mensongère de notre état social. La possibilité d’un désordre public, d’une manifestation hostile à l’autorité, a été inventée à loisir, quand tout était paisible, quand l’amour pour le Souverain était dans tous les coeurs et son nom béni par toutes les bouches. On dira ce qu’on veut; mais si les rapports de la police sont en contradiction avec mes paroles, j’asserte, car j’en ai la conviction morale, que ces données étaiént fausses, qu’elles ne pouvaient en tout cas se rapporter qu’à quelques propos en l’air, isolés, tenus je ne sais où et par qui et n’avaient aucune portée. Mais quoi qu’il en soit, c’était une indignité d’accoler les amis de Pouchkin à une pareille turpitude qui ne pouvait être imputée qu’à la plus vile populace. Sous ce rapport, les mesures prises au moment du transport du corps de la maison du défunt à l’église étaient gratuitement injurieuses pour eux. Pouvaient-elles même être justifiées par la necéssité de prendre des précautions pour le maintien de l’ordre public soi-disant menacé? Passe alors pour les piquets de soldats qui garnissaient la rue, mais contre qui donc était déployée cette force militaire qui avait envahi la maison du défunt au moment où une dizaine des ses amis et de ses connaissances les plus intimes s’y étaient rassemblés pour lui rendre les derniers devoirs? Pour qui ces espions déguisés, mais connus de tout le monde? N’était-on pas là pour nous garder à vue, pour épier nos regrets, nos larmes, nos paroles, notre silence? On prétendra que ce sont aussi des mesures de sûreté publique. Fort bien, mais elles sont flétrissantes pour ceux qui en sont l’objet, et quand cette flétrissure est non méritée, ne devient-elle pas doublemeut pénible? Tout se sait. Les soupçons que nous avons couru ont nécessairement dû s’ébruiter, mais notre justification ne peut être publique, et nous restons aux yeux d’une société crédule et malveillante sous le poids de graves accusations.

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