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Письмо князя П. А. Вяземскаго къ Великому
Князю Михаилу Павловичу отъ 14 февраля
1837 года.

Письмо князя П. А. Вяземскаго къ Великому Князю Михаилу Павловичу объ обстоятельствахъ дуэли и смерти Пушкина извѣстно въ литературѣ или въ неполномъ, или въ неподлинномъ видѣ: черновикъ — не всего письма, а лишь части, — принадлежавшій князю П. А. Вяземскому, напечатанъ въ «Русскомъ Архивѣ» 1879 г., кн. 1-ая, стр. 387—393, а переводъ всего письма сообщенъ въ статьѣ П. Е. Щеголева «Дуэль Пушкина съ Дантесомъ» («Историческій Вѣстникъ» 1905 январь и въ книгѣ «Пушкинъ. Очерки», С.-Пб. 1912). Здѣсь печатается оно съ подлиннаго французскаго текста, находящагося въ архивѣ Герцога Мекленбургъ-Стрелицкаго. Оно хранится въ конвертѣ съ надписью «Его Императорскому Высочеству въ собственныя руки отъ К. Вяземскаго»; тутъ же помѣта Великаго Князя Михаила Павловича: «Affaire de Pouschkine». На самомъ письмѣ его же рукою надписано: «Получено въ Римѣ 14/26 Марта 1837 года. Отвѣтствовано изъ Баденъ-Бадена 29 мая/10 Іюня idem». Письмо не все писано рукою князя П. А. Вяземскаго; часть его дописана его женой, княгиней В. Ѳ. Вяземской. При письмѣ находятся упоминаемыя въ немъ слѣдующія приложенія:

№ 1. Копія извѣстнаго пасквиля, полученнаго Пушкинымъ. См. «Переписку Пушкина», изд. Имп. Акад. Наукъ, т. III, стр. 398, № 1091.

№ 2. Письмо Пушкина къ барону Геккерену; см. тамъ же, стр. 444, № 1138.

№ 3. Письмо барона Геккерена — отвѣтъ на предыдущее письмо Пушкина; см. тамъ же, стр. 445, № 1139.

№ 4. Письмо Пушкина къ виконту д’Аршіаку; см. тамъ же, стр. 449, № 1146.

№ 5. Les conditions du duel — условія дуэли; печатаются нами ниже, въ отдѣлѣ документовъ, относящихся до дуэли.

Кромѣ того, — копія съ извѣстнаго письма князя П. А. Вяземскаго къ А. Я. Булгакову; письмо (копія) Пушкина къ графу А. Х. Бенкендорфу,

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напечатанное въ «Перепискѣ», т. III, стр. 416, № 1106, и записки (въ копіи) виконта д’Аршіака къ Пушкину; см. тамъ же, №№ 1141 (стр. 446) и 1145 (стр. 449).

Вслѣдъ за текстомъ подлинника перепечатывается и текстъ черновика изъ «Русскаго Архива» въ виду того, что нѣкоторыя подробности изложены въ немъ пространнѣе и рѣзче, чѣмъ въ подлинникѣ.

Monseigneur,

Votre Altesse Impériale sera probablement curieuse d’avoir quelques détails et quelques éclaircissements sur le déplorable évènement qui nous a enlevé Pouschkine d’une manière si tragique. Vous l’honoriez de Votre bienveillance. Sa réputation et sa gloire appartiennent au pays, et pour ainsi dire au règne de l’Empereur. A son avenement au trône c’est Lui qui par une noble et nationale sympathie pour son talent, l’avait rappelé de l’exil et avait adopté son génie avec des sentiments vraiment paternels, qui ne se sont point démentis [en Lui] ni durant sa vie, ni à son lit de mort, ni au delà de sa tombe, car Il a adopté aussi sa famille et assuré par sa munificence le bien-être de la veuve et des enfants. Ces considérations jointes au mistère qui enveloppent les derniers circonstances de sa vie et donnent un vaste champs aux conjectures et aux fausses interprétations de la malignité et de l’ignorance, font un devoir aux amis de Pouschkine de révéler tout ce qu’ils savent à ce sujet, pour le faire voir dans son vrai jour. C’est dans ce but et avec cette conscience que j’ose Vous adresser ces lignes. Dans un moment de loisir daignez en prendre connaisance. Je ne dirai rien que la vérité.

Votre Altesse Impériale n’ignorait certainement pas que le jeune Heckeeren faisait la cour à Mme Pouschkine. Cette cour peu mesurée et assez publique, alimentait les commérages des salons et préoccupait péniblement le mari. Néanmoins, confiant dans l’attachement que sa femme lui portait et dans la pureté de ses principes, il n’employa pas son autorité maritale à prévenir à

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temps les suites que cette cour pouvait avoir, et qui amena effectivement la catastrophe inouïe, que nous avons vue éclater. Le 4 Novembe dernier ma femme entra dans mon cabinet, m’apportant un billet cacheté à l’adresse de Pouschkine qu’elle venait de recevoir sous double enveloppe par la petite poste. Elle soupçonna dès le premier moment que ce devoit être quelque chose d’injurieux pour Pouschkine. Partajeant ses soupçons et m’autorisant de l’amitié qui me liait à lui, je pris sur moi de décacheter le billet et j’y trouvais le diplome ci-joint (№ 1). Mon premier mouvement fut de jeter le papier au feu, et nous nous promimes avec ma femme d’en garder le secret. Bientôt après nous apprîmes, que ce secret n’en était pas un pour plusieurs personnes qui avaient reçus de pareilles lettres, et que Pouschkine lui-même avait eu la sienne, ainsi que deux autres qui lui avaient été transmises, dans l’ignorance de leur contenu, par des amis qui s’étaient trouvés dans le même cas que nous. La réception de cette lettre amena des explications dans le ménage Pouschkine, ainsi que des aveux de la part de la femme qui forte de son innocence pour le fond, mais coupable de légèreté, d’étourderie et de complaisance avec laquelle elle avait toléré les assiduités du jeune Heckeeren, fit à son mari une confession complète de ses torts, de la conduite du jeune homme à son égard et de celle du vieux Heckeeren, qui avait cherché à la faire dévier de ses devoirs et à l’entrainer dans l’abîme. Touché de la confiance, du repentir et du danger qu’elle avait courru, mais ardent et passionné comme il l’était, Pouschkine ne pouvait cependant pas envisager froidement sa position, et celle de sa femme, blessé dans ses sentiments les plus délicats et les plus intimes, dans le sentiment de son attachement pour sa femme, et dans celui de l’inviolabilité de son honneur personnel, jaloux insulté par une main inconnue, il envoya un cartel au jeune Heckeeren comme à celui qui seul à ses yeux était responsable du double outrage dont son coeur était atteint. Il faut observer ici que dès le premier moment de la reception de ces lettres anonymes, il soupçonna le vieux Heckeeren d’en être

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l’Fauteur, et qu’il mourut dans cette conviction. Nous n’avons jamais bien pu demêler sur quoi était fondée cette supposition, et jusqu’à la mort de Pouschkine nous la regardions comme inadmissible. Un hazard fortuit lui a donné depuis un degré de probabilité. Mais comme il n’existe pas de preuves juridiques, ni même positives à ce sujet c’est au jugement de Dieu et non des hommes qu’il faut l’abandonner. La provocation de Pouschkine n’arriva pas à son adresse. Ce fut le vieux qui intervint. Il accepta le défi, mais demanda un délai de 24 heures pour donner le temps à Pouschkine d’y penser à tête reposée. A l’expiration de ce terme, retrouvant P. inebranlable dans ses desseins, il lui fit part de la position critique et des embarras où le mettrait une pareille affaire, quelque fut son issue: il lui parla de ses sentiments paternels pour le jeune homme au quel il avait voué toute son existence dans le but d’assurer le bien-être de la sienne; il ajoutait qu’il voyait ruiné de fond en comble tout l’édifice de ses éspérances, au moment même où il croyait avoir consolidé son ouvrage. Pour se donner le temps de se preparer à ce qui pouvait arriver, il demanda un nouveau délai de 8 jours, tout en acceptant le défi pour le jeune homme, où pour son fils (car c’est ainsi qu’il le qualifie) assurant néanmoins que celui-ci ignorait parfaitement que le défi avait eu lieu et qu’il ne le lui apprendrait qu’au dernier moment. Pouschkine touché de l’émotion et des larmes du père, lui dit: si c’est ainsi, je Vous accorde non huit, mais 15 jours, et j’engage ma parole d’honneur à ne donner aucune suite à cette affaire, jusqu’au terme prescrit, et de me conduire dans mes rencontres avec Votre fils comme s’il n’existait rien de commun entre nous. Les choses en devaient rester là jusqu’au jour décisif. Depuis ce moment Heckeeren père fit jouer toutes ses batteries de guerre où de ruse diplomatiques. Il se jeta vers Joukovsky et vers Michel Vielgorsky pour les faire intervenir comme médiateurs auprès de Pouschkine. Leur intervention pacifique n’eut aucun succès. Au bout de quelques jours le mariage du jeune Heckeeren avec Mlle Catherine Gontsharof fut mis sur le tapis par le père. Il

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assurait Joukovsky que Pouschkine se trompait que son fils était amoureux non de sa femme à lui, mais de sa belle soeur, que depuis longtemps il implorait le consentement de son père à ce mariage, mais que comme il ne le trouvait pas convenable, il s’y était toujours refusé, qu’aujourd’hui cependant voyant qu’une plus longue opiniâtreté de sa part donnait lieu à une erreur, qui pouvait amener de fâcheux résultats, il y donnait enfin son assentiment. Il exigeait toute fois qu’on n’en dit pas un mot à Pouschkine, pour ne pas lui faire croire que ce mariage n’était qu’un prétexte pour éviter le duel. Vu le caractère de Heckeeren père il n’est que trop probable qu’il ne disait tout ceci que dans l’espoir d’une indiscrétion qui aurait pu rendre Pouschkine dupe de sa bonne foi et de sa crédulité. Quoiqu’il en soit, le secret fut gardé, et comme le terme du délai allait expirer et que Pouschkine ne faisait aucune concession, le mariage fut arrêté entre le père et la tante Mlle Zagriazki. Il serait trop long d’exposer à Votre Altesse Impériale toutes les menés astucieuses du vieux Heckeeren durant les négociations et les pourparlers. Je n’en citerai qu’un exemple. Le père et le jeune homme eurent l’audace et l’infamie de faire demander secrètement à Madame Pouschkine une lettre à ce dernier par laquelle elle le suppliait de ne pas se battre avec son mari. Comme de raison elle rejeta avec indignation cette proposition si lâche. Pouschkine instruit du mariage une fois qu’il fut décidé, devait le regarder naturellement comme une satisfaction suffisante à son honneur, car il était trop évident pour tout le monde que ce mariage était pour le moins un mariage de raison, et non d’amour, car les sentiments où soit disant tels du jeune homme n’avaient eu que trop de publicité dans un sens qui devait rendre ce mariage passablement équivoque. En consequence il retira son cartel, mais déclara positivement qu’il ne souffrirait aucune relation non seulement de parenté, mais même de simple connaissance entre sa famille et celle de sa belle-soeur, et que leur pied ne serait jamais chez lui, ni le sien chez eux. A ceux qui lui adressaient des félicitations à l’occasion du mariage il répondait publiquement:

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«Tu l’as voulu Georges Dandin». Pour ne rien taire de la vérité il faut ajouter que nous autres, qui avions suivis de près la marche de cette affaire, nous n’avons jamais supposé, que le jeune homme se fut décidé à cet acte de désespoir pour éviter un duel. Il se trouvait probablement enveloppé lui même dans les ténébreuses machinations de son père: c’est un sacrifice qu’il lui faisait.

C’est du moins ainsi que je l’ai compris. Mais une partie de la société voulut voir dans ce mariage un acte de dévouement sublime pour sauver l’honneur de M. Pouschkine. Ceci était du roman fait à loisir. Rien dans les antécédents du jeune homme, et dans sa conduite envers elle ne donnait lieu à de pareilles suppositions. La suite l’a bien prouvé, comme Votre Altesse Impériale le verra plus tard; quoiqu’il en soit cette supposition gratuite et blessante pour Pouschkine parvient à sa connaissance, et jeta de nouveau du trouble dans son âme. Il vit que ce mariage ne le tirait pas entièrement de la fausse position où il s’était trouvé. Le jeune homme continuait encore à être placé en tiers aux yeux du public entre lui et sa femme, et projétait sur l’un et sur l’autre une ombre odieuse à sa succeptibilité. C’était un fantôme, qui n’avait aucune réalité, puisque Pouschkine était sûr de sa femme, mais ce fantôme ne l’en obsédait pas moins. Doué de vives passions et de la sensibilité du poète, pouvait-il se faire raison sur sa position et l’envisager avec le sang-froid d’un sage ou d’un homme impartial? C’est facile à dire aux indifférents. Mais il aurait fallu avoir ressenti toutes les souffrances, toute l’amertume qui devaient dévorer le coeur du pauvre Pouschkine pour se permettre de blâmer sa conduite. La résolution de Catherine Gontcharoff et toute sa conduite dans cette affaire sont inéxplicables, à moins de résoudre le problème par le désir qu’elle avait de sortir à tout prix de son état de fille majeure. Pouschkine croyait toujours que ce mariage n’aurait pas lieu, qu’un incident, où tout autre viendrait le rompre au premier moment. Il se fit cependant. Cette nouvelle position, ces nouveaux rapports changèrent peu l’état

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des choses. Le jeune homme continua, en présence de sa femme, à afficher sa passion pour Mme Pouschkine. Les caquets de la ville se ranimèrent et l’attention meurtrière du public se fixa avec une recrudescence de malice et de malveillance sur les personnages du drame, qui se jouait devant lui. La position de Pouschkine n’en devint que plus pénible: il fut soucieux, agité, faisait peine à voir. Les rapports avec sa femme, néanmois, n’en souffraient pas. Il était plus affectueux, plus tendre avec elle. Ses sentiments qui avaient une expression de vérité dont on ne pouvaient douter servirent probablement à aveugler sa femme sur sa position et sur ses suites. Elle aurait dû quitter le monde et l’exiger de son mari. Elle manqua de caractère et se retrouva dans ses rapports avec le jeune Heckeeren presque au même point qu’avant le mariage. Rien de coupable, mais beaucoup d’inconséquence et trop de sécurité. Quand les amis de Pouschkine voulaient le ramener à des sentiments plus calmes en lui disant que puisqu’il était persuadé de l’innocence de sa femme, persuasion qui était partagée par tous ses amis et tous les gens honorables de la société, il avait tort de se tourmenter, il leur repondait: que sa conviction à lui, que celle de ses amis et d’un certain cercle, ne lui suffisaient pas, qu’il appartenait au pays et qu’il voulait que son nom fut intact partout où il était connu. Quelques heures avant le duel, il disait à d’Archiac, témoin de Heckeeren, en lui expliquant les motifs qu’il avait pour se battre: il y a deux espèces de cocus, ceux qui le sont de fait savent à quoi s’en tenir; d’autres le sont par la grâce du public, leur cas est plus embarassant et c’est le mien. C’est dans de pareilles dispositions de son esprit, qu’arrivèrent des voisines de campagne, qu’il avait beaucoup connu à l’époque de son exil. Il parait qu’il leur demanda ce qu’on disait de son histoire en province, et que ce récit ne fut pas à son avantage. Dumoins on remarqua dans sa famille que, depuis l’arrivée de ces dames, il fut plus aigri et plus agité qu’auparavant. Un bal chez les Worontzoff, ou Heckeeren fut à ce qu’on dit fort occupé de Mme Pouschkine, vint augmenter son irritation. Un propos de

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Heckeeren, auquel il fait allusion dans sa lettre au père, a propos des calembours de corps de garde, lui fut répété par sa femme. Un pédicure avait été chez les deux soeurs, et Heckeeren dit à Mme Pouschkine en la rencontrant à une soirée: Je sais maintenant que votre cor est plus beau que celui de ma femme! Tous ces propos, tous ces petits détails envenimaient la blessure de Pouschkine. Son irritation devait déborder. Le 25 Janvier il ecrivit une lettre au père (№ 2). D’Archiac lui porte la reponse (№ 3). Pouschkine ne la lut pas, mais accepta le défi qui lui était proposé au nom du fils. Il est impossible de ne pas se demander: quel motif pouvait avoir un père, qui témoignait avant tant de tendresse et de sollicitude paternelle, pour mettre aujourd’hui son fils en avant et compromettre sa vie, tandis que l’outrage lui avait été directement adressé et qu’il n’était pas encore assez avancé en age pour chercher un remplaçant? Quoiqu’il en soit, la journée du 26 et la matinée du 27 se passèrent en pourparlers entre D’Archiac et Pouschkin, au sujet du temoin que ce dernier devait présenter. Comme il ne voulait compromettre personne et craignait d’entraîner un autre dans les consequences fâcheuses de son duel, en prenant un compatriote, il se refusait à en avoir. La partie adverse insistait sur ce point. Le 26, au bal de la Comptesse Rasoumowski, Pouschkine proposa à Mageniss (le conseiller de l’ambassade Anglaise) de lui servir de témoin. Celui ci voulait préalablement être instruit des motifs qui amenaient ce duel; Pouschkine se refusait à toute confidence à ce sujet (№ 4); Mageniss se retira. En désespoir de cause, P. sortit le 27 matin pour aller trouver au hazard quelqu’un qui lui servit de témoin. Il rencontre dans la rue Danzas, son ancien camarade de collège et son ami depuis. Il le fit asseoir dans son traineau en lui disant qu’il le menait chez D’Archiac pour être témoin d’une explication. Deux heures après les adversaires étaient déjà sur le lieu du combat. Les conditions du duel étaient arrêttées (№ 5); Pouschkine était calme et satisfait. Le pauvre homme avait eu soif de ce moment depuis la réception des lettres anonymes. C’était le moment de la délivrance

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des tortures morales qu’il avait éprouvé. Les combattants s’approchèrent de la barrière visant l’un sur l’autre. Heckeeren tira le premier. Pouschkine était blessé, il tomba sur le manteau qui faisait la barrière et reste immobile la face contre terre. Les témoins et Heckeeren s’approchèrent de lui, il se releva sur son séant et dit: attendez, je me sens assez de forces pour tirer mon coup. Heckeeren se remit à sa place. Pouschkine la main gauche appuyée sur la terre visa d’une main ferme; le coup était parti, Heckeeren fut blessé à son tour. Pouschkine aprés avoir tiré, jeta son pistolet en l’air et cria: bravo! Sa blessure était trop grave pour continuer l’affaire, retombé après avoir tiré, il eut quelques secondes d’évanouissement, mais reprit bientôt connaissance et ne la perdit plus. En revenant à lui il demanda à d’Archiac: l’ai je tué? — Non, lui répondit l’autre, mais vous l’avez blessé. — C’est singulier, dit Pouschkine, j’avais pensé que cela m’aurait fait plaisir de le tuer, mais je sens que non. Au reste c’est égal, une fois que nous serons rétablis tous les deux, cela sera à recommencer. Arrivé à la maison, les médecins, Arendt entre autres, après le premier examen de la blessure, la jugèrent mortelle et l’annoncèrent à Pouschkine qui avait exigé qu’on lui dit la vérité sur son état. Jusqu’à 7 heures du soir, j’ignorais complètement ce qui s’était passé. Instruit de l’événement je me rendis chez lui et ne quittais presque plus sa maison, jusqu’au moment de sa mort qui eut lieu le surlendemain, 29 Janvier, vers les 3 heures après midi. Les deux jours furent déchirants; Pouschkine souffrait horriblement, il supportait ses souffrances avec courage, calme et résignation, et ne témoignait qu’une seule inquiètude, celle d’effrayer sa femme. Бѣдная жена, бѣдная жена! s’écriait-il, quand les tortures lui arrachaient des cris involontaires. Arendt allant chez l’Empereur lui demanda, s’il n’avait pas quelque chose à lui faire dire. Скажите Государю, что умираю и что прошу прощенія у Него за себя и за Данзаса. J’ai demandé à Boulgakoff une copie de la lettre que je lui ai écrit après la mort de Pouschkine où je lui donne des détails sur ses

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derniers moments. J’éspère la recevoir encore assez à temps pour la joindre à ma lettre. Sa mort a réelement révelé tout ce que Pouschkine avait de bon et de beau dans son caractère. Elle a montré sa vie sous sa vraie face. Tout ce qu’il y a pu avoir de désordonné, d’impétueux, de maladif dans son existence et surtout dans les premières années de sa jeunesse, tout était le tribut de la faiblesse humaine payé aux circonstances, aux hommes, à la société. Pouschkine a été méconnu durant sa vie, non seulement par les indifférents, mais même par ses amis. J’avoue et j’en démande pardon à sa mémoire, je ne le croyais pas capable à ce degrès, de tout ce qu’il y a eu de générosité, de force, de dévouement profond et secret dans cette âme qui à beaucoup souffert. Ses sentiments pour sa femme étaient d’une délicatesse vraiment sublime. Plusieurs paroles prononcées par lui sur son lit de mort, prouvent à quel point il était attaché, dévoué et reconnaissant à l’Empereur. Du reste rien d’amer, aucune plainte hostile, aucun retour acrimonieux sur rien de ce qui c’était passé, excepté des paroles de paix et de pardon pour son énnemi, disant qu’il voulait mourir en chrétien. A le voir sur son lit de souffrance, on aurait pu supposer, qu’il mourait d’une maladie comme une autre. L’orage qu’il avait traversé n’avait laissé aucun trouble dans son âme. Tout le fiel qui s’était amassé en lui pendant ces mois de tortures, s’était écoulé avec son sang; il était devenu autre homme; le témoignage d’Arendt et des autres médecins qui l’ont soigné, vient à l’appui de ce que j’avance. Arendt ne le quittait pas, sans avoir les larmes aux yeux, lui habitué à voir l’agonie sous toutes ses faces. Cet événement et cette mort ont causé dans le public une impression puissante et générale. Pendant les deux jours de souffrance tout ce qui venait de tous les côtés, de toutes les classes, demander de ses nouvelles, est incalculable.

Tant que son corps a été exposé dans la maison l’affluence du monde était encore plus grande, la foule ne désemplissait pas la modeste et petite habitation du poête. On avait été obligé, vu les inconvénients du logement, de déposer son cercueil, dans

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l’anti-chambre, et par conséquent de condamner la porte d’entrée. Toute cette foule affluait et refluait par un petit escalier dérobé, et un passage étroit et retiré. L’interêt que causait cette mort si inattendue et si tragique avait profondément ému tout le monde: cette douleur s’unissait à la consolation, que l’Empereur avait adouci les derniers moments de Pouschkine et s’était érigé le bienfaiteur de sa famille. Plus d’une fois parmis les visiteurs j’ai entendu ces paroles: Жаль Пушкина, но спасибо Государю, что Онъ утѣшил его. Un jour allant en traineau je demandais à mon cocher: Жаль ли тебѣ Пушкина: Какъ же не жаль? Всѣ жалѣютъ, онъ былъ умная голова: эдакихъ и Государь любитъ. Il y avait quelque chose d’attendrissant et de satisfaisant dans cette sympathie de la douleur et de la reconnaissance nationale, qui avait éclaté spontanément dans le souverain et le public; c’était comme je l’ai dit, la plus forte et la plus éloquente réfutation de la fameuse lettre de Чаадаевъ. Oui, il existe chez nous un sentiment national, et ce sentiment n’est pas une affaire de partie, une boutade d’opposition, non ce sentiment est inoffensif et purement monarchique. Dans ce cas comme dans tout autre c’est l’Empereur qui a donné l’impulsion et qui a eu l’initiative. C’est ainsi que l’on compris tous les gens de coeur et bien intentionnés. Malheureusement les exceptions fâcheuses ont eu lieu ici, comme en toute chose. Quelques unes de nos sommités sociales, qui n’ont rien de russe, n’ont rien lu de Pouschkine, que ce que la malignité et la police secrète ont pu recueillir, n’ont témoigné aucune sympathie à la douleur générale. Bien plus, ils l’ont injuriés et ont cherché à la dénaturer. La colomnie a continué de déchirer le cadavre de Pouschkine, comme elle avait déchiré son coeur durant sa vie. On s’apitoyait sur le sort de l’intéressant Heckeeren et on n’avait que le blâme à déverser sur la mémoire de Pouschkine. Quelques salons en ont fait une affaire de parti et de controverse. Je ne suis pas de ces patriotes qui frémissent au nom d’étranger. Je me contente d’être patriote dans le sens de Pierre le Grand, qui était Russe de pied en cap et reconnaissait cependant les avantages,

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que nous pouvions retirer des étrangers. Mais dans le cas présent quelle parité pouvait on établir entre les deux individus: l’un était la plus belle gloire littéraire de notre époque, l’autre un homme sans traditions, sans présent et sans avenir pour le pays. L’un avait succombé comme double victime de son adversaire, qui l’avait tué de fait, après l’avoir tué moralement; l’autre se portait bien et tôt où tard, après avoir quitté la Russie, devait oublier le malheur dont il avait été la cause. D’un autre côté, tout a, ces bruits et ces controverses, tout a d’autres motifs, qu’il ne me convient pas d’aprofondir, mais le fait est, c’est qu’au moment où l’on s’y attendait le moins, on a vu donner une interprétation politique et hostile pour le gouvernement à cette manifestation d’admiration pour le talent et de regrets pour une fin aussi malheureuse, et pour la perte d’un ami. Permettez moî, Monseigneur, d’entrer confidentiellement dans quelques détails à ce sujet. A la mort de Pouschkine on n’a trouvé que 300 roubles dans sa maison. Le vieux comte Strogonoff, parent de Madame Pouschkine, s’est empressé d’annoncer, qu’il prenait sur lui les frais de l’enterrement. Il fit venir son homme d’aifaires et le chargea de tous les préparatifs et de toutes les dépenses. Il est tout naturel que s’étant chargé de cette dépense, il voulut donner à l’enterrement toute la pompe possible, comme c’était lui qui la payait. En fait d’amis de Pouschkin présents pour le moment, il n’y avait que Joukovsky, Michel Wielhorsky, et moi. Avions nous le coeur et l’esprit à autre chose qu’à la douleur qui nous avait frappée et pouvions nous intervenir dans les dispositions que prenait le comte Strogonoff? Les dispositions arrêtées, les billets de faire part envoyés par la ville, le comte Strogonoif reçut l’ordre de changer les dispositions qu’il avait prises.

On devait célébrer la cérémonie funèbre à l’église d’Isaac, paroisse de la maison où était mort Pouschkine, le transport du corps devait s’éffectuer comme d’ordinaire le matin du jour de la cérémonie. On ordonna de transporter le corps de nuit, le plus tard possible et sans torches, et de le déposer à l’église des

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écuries. On annonça que c’était une mesure de sureté publique, car la foule avait comme quoi l’intention de briser les vitres de la maison de la veuve et de celle de Heckeeren. On jeta en avant des soupçons injurieux pour les amis du défunt: on eut l’odieux courage de leur supposer l’intention de vouloir faire du scandai à cette occasion, de leur supposer des sentiments hostiles à l’autorité en disant que ce n’était ni l’ami, ni le poête qu’ils pleuraient, mais le personnage politique. Le jour, ou la nuit où l’on devait transporter le corps, et où une dixaine d’amis et d’intimes de Pouschkine s’étaient réunis dans sa maison, pour lui rendre les derniers devoirs, on vit, le petit salon où nous étions reunis, envahi par tout l’état-major de la gendarmerie. Il n’y a pas d’exagération à dire que ce n’était pas les amis, mais les officiers de gendarmes qui étaient en majorité auprès du cercueil. Contre qui était deployée toute cette force, tout cet appareil de guerre? Passe pour les piquets qui étaient placés le long de la maison et dans les rues avoisinantes: on pouvait prétexter un attroupement et la crainte du désordre. Mais que pouvait on craindre de nous? Quelle intention, quelle arrière pensée pouvait on supposer sans nous taxer de démence ou de scélératesse? Il n’y a pas de propos absurde qui ne nous aie été prêté. Comme de raison je n’ai pas été épargné à cette occasion: je crois que c’est même à moi qu’on a fait les honneurs du premier rôle. J’ai besoin de Vous le dire, Monseigneur, car mon coeur en est péniblement affecté, et que je tiens à Votre estime. Je le jure devant Dieu et devant Vous, tout est faux de la plus abominable fausseté dans tout ce qu’on a cru ou voulu faire croire à ce sujet. Le seul sentiment qui m’ait mu, ainsi que les autres amis de Pouschkine, dans cette pénible circonstances, c’était la douleur de notre perte et la reconnaissance pour la conduite de l’Empereur, à cette occasion pour tout ce qu’il y a eu de généreux, de vraiment chrétien, de spontané, d’individuel dans tout ce qu’il a fait pour Pouschkin mourant et mort. Grand Dieu, quelle arrière pensée d’opposition, pouvait elle se glisser là où il n’y avait que de l’attendrissement, du dévouement

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religieux, où le caractère de l’Empereur c’était révèlé à nous dans toute sa pureté, dans tout ce qu’il y a de noble et de grand en Lui, quand Il est Lui et qu’Il parle et agit sans intermédiaire! D’ailleurs quelle ignorance des choses, quelle vue étroite est bornée dans cette manière de juger Pouschkine? Qu’y avait il du personnage politique eu lui, lui poète avant tout, lui uniquement poète. Irascible par sa nature de poète, il a pu décocher quelque épigrammes, être entrainé à quelques vers condamnables, sans doute, mais qu’il ne faut pas cependant traiter de péché irrémiscible, car l’homme change avec le temps: ses opinions, ses principes, ses prédilections se modifient. Et puis que veut dire en Russie un personnage politique, un liberal, un homme de l’opposition? Tout cela sont des mots vides de sens que la police, que la malveillance emprunte aux dictionnaires étrangers, mais qui sont inaplicables chez nous. Où est la scène où l’on peut jouer ce rôle d’emprunt? Qels sont les organes ouverts à une pareille profession de foi? Un libéral, un homme de l’opposition en Russie, ne peut à moins d’être insensé que se vouer volontairement à l’état de trappiste, devenir muet et s’enterrer vivant. Des plaisanteries, une certaine indépendance de caractère et d’opinion, ne sont ni du libéralisme, ni de l’opposition systématique. C’est une nature comme une autre. Vouloir que tous les esprits et tous les caractères soient fondus ou refondus dans le même moule, c’est vouloir l’impossible, c’est vouloir refaire l’oeuvre de Dieu. L’autorité est là pour sévir contre les abus d’une pareille tendance, ceci est autre chose, c’est son devoir, mais s’allarmer et jeter de l’odieux sur quelques épanchements indiscrets, sur des boutades, qui s’en vont en fumée est à son tour un abus d’autorité. D’ailleurs Pouschkin n’était nullement, ni homme de l’opposition, ni libéral même dans le sens que l’on donne à ces mots: il était profondement sincèrement dévoué à l’Empereur, il l’aimait de coeur, j’ose dire qu’il se sentait un penchant, une sympathie réelle pour Lui. Dans sa jeunnesse il a été frondeur, comme l’est tout jeune homme, comme l’était l’époque et la jeunesse qui lui était contemporaine. Il

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n’était pas libéral, mais aristocrate par goût et par conviction. Il blamait ouvertement la ruine de l’ancien état des choses en France, n’aimait pas le gouvernement de Juillet, et était attaché autant par goût que par conviction, aux intérêts de Henri Cinq. Quand à la révolution de Pologne, ces vers sont là pour donner une juste appréciation de son soit disant libéralisme. Ces vers ne sont pas des vers de circonstances: c’est une profession de foi politique. Le 14 Décembre l’a trouvé pur de tout contact avec les projets subversifs qui courraient dans les têtes de ses amis et de ses camarades de collèges et de jeunesse. Il était opposé à la liberté de la presse, non seulement chez nous, mais même dans les états constitutionnels. Son talent et son esprit avait muri avec l’âge; ses dernières et certe ses plus belles productions sont monarchiques: Борисъ Годуновъ, Полтава, Исторія Пугачевскаго бунта. Nos journaux soit disant monarchiques et bien intentionnés, qui jouissent de la protection spéciale de la police, ont cherché et sont parvenus à saper en partie sa popularité, en proclamant que son talent avait baissé justement dans ses dernières productions, dont ils lui faisaient presque un crime. Voilà des faits et la vérite. Ces convictions, ne coïncident pas avec les rapports de la police. Mais ceux qui les font connaissaient ils Pouschkine, comme ses amis le connaissaient? Nos gens en place qui sont obligés de surveiller l’esprit public se donnent ils la peine de connaître intimement et par eux mêmes, les opinions de ceux dont la réputation et le bien être dépendent de leur jugement et de leur prévention. Le général Benckendorf a t’il jamais daigné causer pendant un quart d’heure avec moi pour me connaître par lui même? et cependant depuis dix ans, mon nom est couché sur ses tablettes noires et l’opinion qu’il a de moi, il la doit à quelques mots isolés, tronqués qui ont pu lui être répètés, ou à quelques calomnies qui lui ont été débitées sur mon compte par quelque agent de police payé à tant de roubles par mois. Excusez, Monseigneur, la sincérité et la vivacité de mes plaintes; je Vous les adresse, non dans un but détourné: mais je sais que Vous êtes accessible à la vérité et je

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le répète, je tiens à Votre bienveillance et à Votre estime. Je veux que Vous me jugiez tel que je suis, et non tel qu’on veut me dépeindre. Je dois encore Vous demander pardon pour la longueur démesurée de ma lettre, mais c’est le cas de dire que je n’ai pas eu le temps de la faire plus courte C’est hier que j’ai appris le départ de Gral Philosophow et je me suis mis à la besogne pour recopier mon mémoire, je me suis même permis de me faire aider par ma femme et Votre Altesse Impériale voudra bien m’accorder une double indulgence, et pour la rédaction et pour la mise au net.

Je dépose aux pieds de Votre Altesse Impériale l’hommage du plus profond respect et du dévouement le plus sincère avec lesquelles j’ai l’honneur d’être

Monseigneur
de Votre Altesse Impériale
le plus humble et obeissant serviteur
Pce Wiasemsky.

St Pétersbourg
le 14 Février
18361

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1) Такъ въ подлинникѣ: явная описка!