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Minuit, ce 18 [Février1) 1836. Pétersbourg].

Comme Vous êtes plus raisonable, que moi, cher ami, j’espère que Vous n’êtes pas inquiet de n’avoir pas eu de mes nouvelles le jour que Vous les attendiez. La semaine dernière j’avais fait mes dévotions; le vendredi soir, après la confession, j’étais harassée de fatigue; au lieu de Vous écrire je me suis jetée à corps perdu dans mon lit, et samedi matin c’était encore pis. Je me suis communiée, cela a fait plaisir à Maman2), et je Vous avoue que ce n’est que pour elle que je me suis donnée cette peine. Du reste, j’en fus quitte pour une courbature et pour 20 roubles de moins dans ma bourse. En revanche le carnaval je me suis trouvée à une soirée dansante chez M-me Simansky et puis à un piquenique délicieux, arrangé par les Politkovsky, hors de la ville, comme de raison — à la Fabrique de porcelaine. Nous y avons déjeuné, dîné et dansé jusqu’à onze heures du soir, musique charmante durant toute la journée, des glaces superbes de Resanoff3) etc. Chaque dame avait son cavalier pour y aller et retourner. Je suis revenu avec M-r Volkoff en tout bien, tout honneur, comme Vous pouvez l’imaginer, mais je pense que ces détails ne Vous amusent guère. Dernièrement je Vous ai écrit une si longue lettre, vous parlais de tant et de tout le monde, de Vos ex-amours, — et Votre réponse était si courte, si laconique, que cette fois-ci je tâcherai de Vous rendre la pareille. Je ne Vous parlerai donc plus du piquenique, quoique j’aurais eu beaucoup à Vous dire là-dessus. Je Vous dirai seulement que chez les Simansky j’ai vu Michel Yakovlef, qui m’a dit que Dourassoff4) fait de très bonnes affaires à Orenbourg, —

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qu’il y a acheté une belle maison et vingt milles arpens (десятинъ) de terre; il a vendu son bien à Nijni et a transféré ses paysans à Orenbourg. Кромѣ Дурасова кому-ли это въ голову придетъ? A propos, Yacovlef prétend que Vous Vous êtes emparé de son Dictionnaire italien, il Vous en veut. Marcoff1) a été ce matin chez moi, il prétend que c’est ma faute de ce qu’il ne Vous a pas répondu: il Vous attendait tous les jours en personne; il réparera ses torts un de ces jours. Quand donc viendrez-Vous, mon bon ami? Je suis très fâchée de Vous le dire, mais Vous ne pourrez plus loger chez Княжнинъ: il a souloué la maison et s’est retiré dans une chambre, Dieu sait où et dans quel quartier; Marcoff loge si loin, et puis je Vous avoue que je ne voudrais pas, que cela me ferait beaucoup de peine, si Vous Vous arrêterez chez lui, car je prévois que Vous ne fairez que jouer anu lieu d’être avec moi — tantôt de la guitare, tantôt aux cartes, — surtout aux cartes. Nous avons à la Serguievsky un hôtel garni, à bon marché, je pense. Si cela ne Vous arrange pas, je Vous aurais conseillé de faire de manière de venir avec Son Altesse2). Vous seriez alors logé et régalé gratis, — n’est ce pas?

Aujourd’hui c’est la fête de Lolo3). Il est l’homme le plus heureux du monde: il a eu des joujoux de tous côtés et a pris son bain qu’il aime tout comme jadis; ce n’est pas tous les jours que je les lui fais prendre pour de très bonnes raisons et pour sa santé: on s’y habituent trop; en cas de maladie ils ne lui feraient plus de bien. Je le promène tous les jours, — cela le fortifie.

Maman4) m’a chargé de Vous dire que Lolo est son meilleur médecin, qu’elle ne trouve pas d’enfants plus gentils et plus jolis

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que lui! Ceci est une partialité de grand-mère: au reste il est joliment brailleur et pleureur et a beaucoup enlaidi.

A propos: j’ai renvoyé M-r Pierre1): je n’ai pu le tenir; la douceur nous allait très mal avec. Maman2) lui a donné un passeport, c’est depuis un mois, — il n’a pas encore trouvé à se placer, mais j’en suis débarassée, c’est tout ce qui me fallait; je regrette l’argent que je lui donnais, il n’y a rien à dire — оплошала! Давно бы то сдѣлать надо было!

Прощай, бумага вся вышла. Maman se remet bien lentement; sa santé me donne souvent beaucoup d’inquiétude. Aujourd’hui je fus engagée à un grand bal et causerie chez M-me Simansky;  je n’ai pu longtemps me décider ni pour, ni contre. Enfin j’ai pris le parti de rester à la maison et de Vous écrire — je n’en suis pas fâchée. Annette Voulf y est allée et revint chez nous passer la nuit, comme l’autre fois. Nous étions ainsi ensemble. Она тебѣ кланяется.

Je fus obligée d’interrompre ma lettre et toute la journée je n’ai pu trouver un moment pour la continuer. Il me paraît que j’avais encore à Vous dire bien des choses et puis je voulais écrire à Sophiano pour le remercier de la peine qu’il s’est donnée d’ajouter quelques lignes dans Votre lettre. A présent il est tard et j’ai un mal de tête fou. C’est le temps qui influe sur moi, — nous avons des pluies continuelles, une boue que je n’en ai point vue depuis des années. C’est que la police est détestable, le cher Кокошкинъ3) s’embarrasse très peu si on nettoyé les rues ou non, si on sable les trottoirs, ou si on jette du fumier dessus. Jamais Pétersbourg n’a été aussi malpropre; il me rappelle Brest-Litovsky tout à fait.

Alexandre5) part demain pour Moscou avec Jean Gontcharoff4), qui se rappelle à Vous et qui Vous aime beaucoup. Ce n’est que

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pour quinze jours qu’il fait cette excursion et pour ses affaires littéraires. A propos, cher ami, il me semble que ce n’est que 25 exemplaires que Vous avez demandé du Votre «Brambeus»1), en tout cas apportez les avec Vous.

Le journal d’Alexandre2) sera dans le genre de «Quarterly Review», c’est à dire qu’il ne paraîtra que quatre volumes dans l’année, mais je pense que cela ne sera qu’un journal littéraire. Je ne sais si je pourrai prendre sur moi de le lire; je Vous avoue que plus que jamais j’ai un dégoût décidé, une antipathie pour les livres russes, surtout depuis que j’ai lu le roman tant vanté de Lagetchnikoff «Ледяной домъ». On vante un roman nouveau «Скопинъ Шуйскій» de Mademoiselle Chichkoff3) — la demoiselle d’honneur!!! Je m’imagine, comme cela doit étre beau!!!! Quant aux poésies, cela m’ennuie à n’en pouvoir plus — je ne peux plus prendre même sur moi de lire une pièce de 12 vers. — N’allez pas croire pourtant que je ne lise rien du tout, — bien au contraire: plusieurs ouvrages à la fois, mais français s’entend et même anglais; maintenant je lis La Princesse de Lady Morgan, — un roman politique sur la révolution Belge, Vous connaissez cela, peut-être; cela m’intérresse, parceque je n’avais pas une idée ni de la Hollande, ni de la Belgique; cela me fait aussi baîller souvent, mais c’est égal, — je finirai ce roman. Tout haut je fais la lecture à Maman4) d’un ouvrage de Ricard; il est dans le même genre que Votre bon ami Kock5), mais il n’est pas aussi franchement drôle — et puis je n’aime pas ce genre. Je viens de finir «Les soirées de Louis XVIII» — c’est intérressant, mais ce qui m’a le plus plû, — c’est «La fleur des poires» de Balzac, superbe, par parenthèse ne vient pas, je crois, ici, — et puis «Le

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lys de la vallée». Croyez moi que cela vaut mieux cent mille fois que Votre «Ni jamais, ni toujours», mais nous différons si fort du goût! Je ne sais trop pourquoi je Vous en parle, car je Vous donnerai par hazard l’envie de lire ces ouvrages! je parie que cela Vous ennuiera.

Comment cela se fait-il que Vous ne me demandez aucun détail sur l’horrible catastrophe de l’incendie du балаганъ? C’était épouvantable! Vous savez ce que c’est qu’un балаганъ, Vous savez, combien de monde il peut en contenir. Il était plein, on ne laissait plus entrer personne. Le feu a pris, Lehman cria «au feu», on a crû que c’était une mystification; il lève la toile, tout était embrasé, — dans un quart d’heure c’était fini, c’était horrible à se l’imaginer; le gaze étouffait ceux qui se dérobaient aux flammes. Le frère des Mi1), un brave général militaire, a couru voir ce que c’était, il en a pleuré. Le jour même il y eut bal pourtant à l’Assemblée de la noblesse. On y a recueilli 10,000 pour les blessés: cela excuse ceux qui s’y sont amusés. A Moscou le frère de Lehman a aussi était incendié. A coup sûr ce sont des malveillants, des envieux. Là an moins on fut moins cruel: le Балаганъ brûlé était vide. Lehman a donné 150.000, si je ne me trompe, et le peuple est exaspéré contre lui, comme si c’était sa faute; c’est par l’inadvertance d’un allumeur de lampes que c’est arrivé à ce qu’on dit, mais comme je le dis plus haut, je crois que c’était prémédité, vu l’incendie à Moscou, et puis le cirque qui a manqué aussi de brûler la première semaine du carême, quand Lehman donnait spectacle.

Ma plume est détestable, le papier boit; il est minuit, mon mal de tête augmente, la bougie vacille.

Adieu, cher et bon ami. Est-ce tout de bon que Frankovsky veut m’écrire, ou n’était-ce qu’une velléité?

Сноски

Сноски к стр. 213

1) Это письмо въ подлинникѣ помѣчено ошибочно — Janvier: 18-е января не бываетъ Великимъ Постомъ, когда происходитъ говѣніе, о чемъ пишетъ Ольга Сергѣевна. Л. П.

2) Надежда Осиповна Пушкина.

3) Резановъ — извѣстный въ то время Петербургскій кондитеръ. Л. П.

4) Товарищъ Н. И. Павлищева по Царскосельскому Лицейскому Пансіону. Л. П.

Сноски к стр. 214

1) Марковъ, извѣстный гитаристъ, пріятель и бывшій сослуживецъ Н. И. Павлищева по Иностранной Коллегіи. Л. П.

2) Генералъ-фельдмаршалъ свѣтлѣйшій князь Варшавскій, графъ Паскевичъ; онъ уѣхалъ въ мартѣ 1836 года въ Петербургъ съ цѣлью Высочайшаго доклада и взялъ съ собою нѣсколькихъ подчиненныхъ, въ томъ числѣ Н. И. Павлищева. Л. П.

3) День имянинъ сына О. С. Павлищевой — Льва Николаевича приходится 18-го февраля: еще указаніе, что письмо помѣчено январемъ по ошибкѣ. Л. П.

4) Надежда Осиповна Пушкина.

Сноски к стр. 215

1) Камердинеръ Петръ. Л. П.

2) Надежда Осиповна Пушкина.

3) Кокошкинъ — тогдашній С.-Петербургскій Оберъ-Полицеймейстеръ. Л. П.

5) Иванъ Николаевичъ Гончаровъ — шуринъ Пушкина.

4) А. С. Пушкинъ.

Сноски к стр. 216

1) Экземпляры напечатанной брошюры Н. И. Павлищева: «Брамбеусъ и юная словесность». Л. П.

2) «Современникъ».

3) Т. е. Олимпіады Петровы Шишкиной (а не Шишковой).

4) Надежда Осиповна Пушкина.

5) Поль-де-Кокъ.

Сноски к стр. 217

1) Прозваніе, данное Надеждой Осиповной Пушкиной Анастасьѣ Карловнѣ Ноденъ и ея сестрамъ Елизаветѣ и Екатеринѣ Карловнамъ (см. выше, стр. 201). Л. П.