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Le 17 Mai 1831. [Петербургъ].

Jamais je n’ai été encore aussi triste de Votre départ que dans ce moment, mon bien cher ami! Dieu veuille que cela ne soient point quelques préssentimens sinistres qui me suggèrent cette tristesse, et cependant cela en a tout l’air, lorsque je reçus vos deux lettres; je n’ai pensé qu’au plaisir qu’elles me donneraient, et cet oubli et de Votre absence et de l’ennui que Vous éprouvez, et du danger que Vous courrez au milieu d’un pays ennemi et empéstiféré — cet oubli m’a duré deux jours et maintenant que je ne relis plus Vos lettres, que je songe qu’il y a plus de quinze jours que Vous me les écrivîtes, mon coeur en est tout serré. Ah! pourquoi Vous vous êtes empressé de partir! Figurez vous que cette place de Consul à Gènes que Vous avez demandée, se trouve maintenant vacante. C’est à Syrra on l’a offerte à Monsieur Gabbé, qui n’en veut pas, qui cherche quelqu’un parmi ses collègues pour le remplacer. Hier je l’ai appris de Monsieur Guénadi, qui d’abord a pensé à Vous; il l’aurait accepté lui-même, mais ses affaires l’ont obligé de quitter le service et il part demain pour Moscou; il prétend que cette place ne saurait rapporter moins de quinze mille par an, si ce n’est vingt mille; c’est une ville des plus commerçantes. Mon Dieu, comme cela me fait de la peine, j’en suis toute prête à pleurer! Jusqu’à présent nous eussions été ensemble et puis nous serions partis ensemble dans un beau climat; à présent je ne sais, si jamais nous serons réunis, s’il y avait encore moyen, mais il n’y en a plus! Voilà ce que c’est que la précipitation! Avec ce caractère Vous ne réussirez jamais dans Vos entreprises, à moins que Vous n’ayez en vue de gagner le choléra,

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ou de Vous faire assassiner par quelque polonais1). Ne Vous fâchez pas contre moi, mon bon ami, de Vous le dire, c’est que vraiment je ne puis Vous pardonner d’avoir laissé échapper une place sûre pour une qui n’en n’a pas le sens commun, et qui n’existe pas même encore. Vous me demandez ce que je ferai, — je n’en sais rien du tout; entre nous, je n’ai nulle envie d’aller à la campagne et pourtant je serai obligée de le faire, je crois; mes parens le désirent beaucoup et ne m’en parlent pas, et puis Dieu sait si, en allant là, je ne me trouve pas dans la nécessité d’y rester.

On prétend que le choléra est à Narva, cela ne manquera pas de venir ici, et pour rien au monde mes parens ne me laisseront venir ici. Quant à eux, ils se proposent d’aller à Moscou en hiver. Je suis tentée un peu de les y accompagner, car sûrement je n’espère plus Vous voir ici de longtemps et peut être jamais avec Votre sotte de Pologne. En attendant, écrivez moi toujours le plus souvent possible. Je prierai Marcoff de me faire parvenir Vos lettres à la campagne et maintenant c’est lui qui me charge d’une lettre pour Vous; j’envoie mes lettres tout droit à Monsieur Бѣлоусовъ, à la Chancellerie du Grand Duc.

Adieu, mon bon ami, je n’ai pas le courage de Vous écrire plus que ça aujourd’hui: je suis trop triste pour le faire; répondez moi bien vite.

Je Vous ai écris il y a 8 jours deux lettres — une à l’adresse de Monsieur Gendre et l’autre à celle de Колзаковъ.

Alexandre2) n’est pas venu encore, sa maison à Sarsko3) est louée. Léon4) a été obligé de retourner à Tiflis, mais

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Monsieur Hittroff cabale de tout son pouvoir pour le transférer bien vite à l’armée active, cette sotte d’armée. À propos. Николай Федоровичь Черневскій qui est Serge Baratinsky1), est ici, il ne déloge pas de chez la baronne Delvig et elle prétend que son père, M-r Salticoff, désire qu’elle fasse le voyage de Moscou avec lui. C’est spirituel à elle de le dire: son père n’est pas si bête que la voir bien rarement. Pour M-d Kouchelef, la pauvre femme, — son affaire tire à sa fin, on les juge ensemble et elle en est toute malade, elle meurt de peur de se voir obligée de se réconcilier avec son mari pour ne pas abandonner les enfans à la merci d’un homme qui n’a ni foi, ni lois, tout père de ces enfans qu’il est. Adieu, mon cher ami. — Je me suis informée de la vente de Vos romans, on m’a dit que cela allait mal.

Et „Manzoni“ que fait-il? Encore une fois envoyez-moi le premier chapitre écrit au net, que Vous avez emporté par méprise apparement; je l’aurais donné à la Censure. Adieu. Voici une lettre que Vous aurez toute la peine du monde à déchiffrer, mais cela m’est égal: cela Vous donnera de l’occupation.

Hannibal me laisse en repos depuis quelques jours; il s’est rebuté enfin de mes impertinences réitérées. Imaginez-Vous, qu’ayant appris que Md. Galafeef m’avait chargée d’acheter quelques livres d’enfans pour son fils, il a eu l’audace de m’en envoyer et, comme de raison, sans le remercier je les lui renvoyais sur le champ. Mais j’espère que Vous le laisserez tranquille; en vérité il ne mérite pas qu’on fasse du bruit pour lui; rien ne serait plus ridicule qu’un cartel avec cet Adonis africain. Passe, si c’était un joli garçon.

Помѣта Н. И. Павлищева: Pultusk, le 13 Juin 1831, à Bialystock, à l’adresse de Kolsakoff.

Сноски

Сноски к стр. 64

1) Н. И. Павлищевъ былъ откомандированъ къ генералъ-интенданту арміи съ порученіемъ слѣдитъ за операціей заготовленія въ Пруссіи продовольственныхъ припасовъ для нашихъ войскъ. Л. П.

2) Александръ Сергѣевичъ Пушкинъ.

3) Дача въ Царскомъ, нанятая Александромъ Сергѣевичемъ.

4) Левъ Сергѣевичъ Пушкинъ.

Сноски к стр. 65

1) Сергѣй Абрамовичъ Боратынскій, братъ поэта, вскорѣ женившійся на вдовѣ барона Дельвига. Л. П.